Articles

Rechercher dans notre site

Index de l'article

Les temps sont troubles pour le Japon et la Chine. Voilà déjà bientôt 30 ans qu'Okinawa a été annexé par l'Empereur Meiji, et l'appétit du Tenno semble insatiable. Après la première guerre sino-japonaise en 1895-96 et la guerre russo-japonaise de 1904-05, les esprits nippons sont échauffés par l'expansionnisme, et par une soif de reconnaissance de la part des nations occidentales qui observent avec intérêt ce pays qui s'ouvre, après deux siècles d'isolement, à la brutalité de la modernité.
Fiers et déboutés : voilà où en sont les Japonais au début de ce vingtième siècle. Ils se battent comme des beaux diables, mais on ne semble pas leur accorder le bénéfice de leurs victoires. Alors ils serrent les coudes et haussent la japonité à la hauteur de leurs idéaux.

Un disciple d'Itosu, Funakoshi Gichin, se décide à se rendre dans les îles principales du Japon pour y introduire son karaté. Il plaît. D'emblée, on reconnaît dans sa pratique les vertus du Budo ("La voie du guerrier"), et on ne tarde pas à s'affranchir des origines chinoises – honnies – de cette boxe, pour s'en approprier la paternité. Funakoshi n'est pas le seul Okinawaïen à parcourir le Japon pour y ouvrir des écoles : il y a là Kenwa Mabuni, Miyagi Chojun, Choshin Chibana, Motobu Choki, Kyan Chotoku, Kentsu Yabu, Hironori Ohtsuka  et bien d'autres encore. Mais ce karaté-là, venu des îles du Sud, introduit par ces drôles à la peau brunie par le soleil, ne sonne pas assez japonais.

Pour être reconnu par le Dai Nippon Butokukai (l'organisation japonaise du Budo), Funakoshi se doit se jouer sur les mots. Sa boxe T'ang est trop sinisée. Ce "kara" fait désordre dans un pays qui vient d'envahir la Chine. On lui préfère un autre "kara", bien japonais celui-là. Il veut dire "vide" et ce sens-là n'est pas avare de polysémie. Main vide, oui, mais il y a mieux. C'est le vide, l'absence, le néant prôné par le Zen. Tout un état d'esprit que les nippons ont affûté au fil des siècles. Tant pis pour la réalité des faits. En 1933, c'est le nationalisme qui prévaut, et Funakoshi le sait bien. Son karaté devient le "karate-do", ou "la voie de la main vide". Voilà pour l'histoire. Et puisque l'on est dans la refonte, Funakoshi n'en reste pas là. Les katas, pierre angulaire de l'apprentissage du karaté, changent également de nom : les cinq katas d'Itosu, connus sous le nom de Pinan, deviennent Heïan ; les trois formes appelées Naihanchi deviennent Tekki ; Seisan devient Gankaku ; Wanshu, Empi ; etc. Des changements de nom pour la plupart, sans modification du contenu (qui sera, lui, modifié plus tard par d'autres.) Il faut simplement "faire plus japonais".

Et puisque le karaté prend place dans l'ensemble des pratiques du Budo, il s'imprègne aussi de ces autres voies martiales. Du kendo, Funakoshi emprunte les notions de distance et de cadence. Du judo, il adapte la tenue. Voilà donc les pratiquants vêtus du dogi (ou keikogi) blanc, et munis d'une ceinture de couleur pour indiquer leur grade. Et puis il faut un vernis protocolaire et spirituel : on débute et finit le cours en seiza, on pratique la méditation (mokuso), on travaille de manière répétitive et précise en se concentrant sur la respiration : c'est l'incursion dans le Zen et dans le champ religieux.
Tout cela, Funakoshi le réalise en quelques années seulement et son dojo, le Shotokan Dojo, est bientôt bâti, en 1936, à Tokyo, où il prospérera jusqu'à aujourd'hui.